Chapitres
- 01. Partie I
 - 02. Partie II
 - 03. Partie III
 
Partie I
Cap d'Antibes.
    Assis sur un banc, l'autre jour, devant ma porte, en plein soleil,
 devant une corbeille d'anémones fleuries, je lisais un livre récemment
 paru, un livre honnête, chose rare, et charmant aussi, Le Tonnelier,
 par Georges Duval. Un gros chat blanc, qui appartient au jardinier,
 sauta sur mes genoux, et, de cette secousse, ferma le livre que je
 posai à côté de moi pour caresser la bête.
 Il faisait chaud ; une odeur de fleurs nouvelles, odeur timide
 encore, intermittente, légère, passait dans l'air, où passaient aussi
 parfois des frissons froids venus de ces grands sommets blancs que
 j'apercevais là-bas.
 Mais le soleil était brûlant, aigu, un de ces soleils qui fouillent
 la terre et la font vivre, qui fendent les graines pour animer les
 germes endormis, et les bourgeons pour que s'ouvrent les jeunes
 feuilles. Le chat se roulait sur mes genoux, sur le dos, les pattes en
 l'air, ouvrant et fermant ses griffes, montrant sous ses lèvres ses
 crocs pointus et ses yeux verts dans la fente presque close de ses
 paupières. Je caressais et je maniais la bête molle et nerveuse, souple
 comme une étoffe de soie, douce, chaude, délicieuse et dangereuse. Elle
 ronronnait ravie et prête à mordre, car elle aime griffer autant quatre
 flattée. Elle tendait son cou, ondulait, et quand je cessais de la
 toucher, se redressait et poussait sa tête sous ma main levée.
 Je l'énervais et elle m'énervait aussi, car je les aime et je les
 déteste, ces animaux charmants et perfides. J'ai plaisir à les toucher,
 à faire glisser sous ma main leur poil soyeux qui craque, à sentir leur
 chaleur dans ce poil, dans cette fourrure fine, exquise. Rien n'est
 plus doux, rien ne donne à la peau une sensation plus délicate, plus
 raffinée, plus rare que la robe tiède et vibrante d'un chat. Maiselle
 me met aux doigts, cette robe vivante, un désir étrange et féroce
 d'étrangler la bête que je caresse. Je sens en elle l'envie qu'elle a
 de me mordre et de me déchirer, je la sens et je la prends, cette
 envie, comme un fluide qu'elle me communique, je la prends par le bout
 de mes doigts dans ce poil chaud, et elle monte, elle monte le long de
 mes nerfs, le long de mes membres jusqu'à mon coeur, jusqu'à ma tête,
 elle m'emplit, court le long de ma peau, fait se serrer mes dents. Et
 toujours, toujours, au bout de mes dix doigts je sens le chatouillement
 vif et léger qui me pénètre et m'envahit.
 Et si la bête commence, si elle me mord, si elle me griffe, je la
 saisis par le cou, je la fais tourner et je la lance au loin comme la
 pierre d'une fronde, si vite et si brutalement qu'elle n'a jamais le
 temps de se venger.
 Je me souviens qu'étant enfant, j'aimais déjà les chats avec de
 brusques désirs de les étrangler dans mes petites mains ; et qu'un
 jour, au bout du jardin, à l'entrée du bois, j'aperçus tout à coup
 quelque chose de gris qui se roulait dans les hautes herbes. J'allai
 voir ; c'était un chat pris au collet, étranglé, râlant, mourant. Il se
 tordait, arrachait la terre avec ses griffes, bondissait, retombait
 inerte, puis recommençait, et son souffle rauque, rapide, faisait un
 bruit de pompe, un bruit affreux que j'entends encore.
 J'aurais pu prendre une bêche et couper le collet, j'aurais pu
 aller chercher le domestique ou prévenir mon père. Non, je ne bougeai
 pas, et, le coeur battant, je le regardai mourir avec une joie
 frémissante et cruelle ; c'était un chat ! C'eût été un chien, j'aurais
 plutôt coupé le fil de cuivre avec mes dents que de le laisser souffrir
 une seconde de plus.
Et quand il fut mort, bien mort, encore chaud, j'allai le tâter et lui tirer la queue.
Partie II
Ils sont délicieux pourtant, délicieux surtout, parce qu'en les
 caressant, alors qu'ils se frottent à notre chair, ronronnent et se
 roulent sur nous en nous regardant de leurs yeux jaunes qui ne semblent
 jamais nous voir, on sent bien l'insécurité de leur tendresse,
 l'égoïsme perfide de leur plaisir.
 Des femmes aussi nous donnent cette sensation, des femmes
 charmantes, douces, aux yeux clairs et faux, qui nous ont choisis pour
 se frotter à l'amour. près d'elles, quand elles ouvrent les bras, les
 lèvres tendues, quand on les étreint, le coeur bondissant, quand on
 goûte la joie sensuelle et savoureuse de leur caresse délicate, on sent
 bien qu'on tient une chatte, une chatte à griffes et à crocs, une
 chatte perfide, sournoise, amoureuse ennemie, qui mordra quand elle
 sera lasse de baisers.
Tous les poètes ont aimé les chats. Baudelaire les a divinement chantés. On connaît son admirable sonnet :
Les amoureux fervents et les savants austères
 
Aiment également, dans leur mûre saison,
Les chats puissants et doux, orgueil de la maison,
Qui comme eux sont frileux, et comme eux sédentaires.
Amis de la science et de la volupté,
Ils cherchent le silence et l'horreur des ténèbres.
L'Erèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres
S'ils pouvaient au servage incliner leur fierté ?
Ils prennent, en songeant, les nobles attitudes
Des grands sphinx allongés au fond des solitudes
Qui semblent s'endormir dans un rêve sans fin.
Leurs reins féconds sont pleins d'étincelles magiques.
Et des parcelles d'or, ainsi qu'un sable fin,
Etoilent vaguement leurs prunelles mystiques.
Partie III
Moi j'ai eu un
 jour l'étrange sensation d'avoir habité le palais enchanté de la
 Chatte-Blanche, un château magique où régnait une de ces bêtes
 onduleuses, mystérieuses, troublantes, le seul peut-être de tous les
 êtres qu'on n'entende jamais marcher.
C'était l'été dernier, sur ce même rivage de la Méditerranée.
 Il faisait, à Nice, une chaleur atroce, et je m'informai si les
 habitants du pays n'avaient point dans la montagne au-dessus quelque
 vallée franche où ils pussent aller respirer.
On m'indiqua celle de Thorenc. Je la voulus voir.
 Il fallut d'abord gagner Grasse, la ville des parfums, dont je
 parlerai quelque jour en racontant comment se fabriquent ces essences
 et quintessences de fleurs qui valent jusqu'à deux mille francs le
 litre. J'y passai la soirée et la nuit dans un vieil hôtel de la ville,
 médiocre auberge où la qualité des nourritures est aussi douteuse que
 la propreté des chambres. puis je repartis au matin.
 La route s'engageait en pleine montagne, longeant des ravins
 profonds et dominée par des pics stériles, pointus, sauvages. Je me
 demandais quel bizarre séjour d'été on m'avait indiqué là ; et
 j'hésitais presque à revenir pour regagner Nice le même soir, quand
 j'aperçus soudain devant moi, sur un mont qui semblait barrer tout le
 vallon, une immense et admirable ruine profilant sur le ciel des tours,
 des murs écroulés, toute une bizarre architecture de citadelle morte.
 C'était une antique cornmanderie de Templiers qui gouvernait jadis le
 pays de Thorenc.
 Je contournai ce mont, et soudain, je découvris une longue vallée
 verte, franche et reposante. Au fond, des prairies, de l'eau courante,
 des saules ; et sur les versants, des sapins, jusques au ciel.
 En face de la commanderie, de l'autre côté de la vallée, mais plus
 bas, s'élève un château habité, le château des Quatre-Tours, qui fut
 construit vers 1530. On n'y aperçoit encore cependant aucune trace de
 la Renaissance.
 C'est une lourde et forte construction carrée, d'un puissant
 caractère, flanquée de quatre tours guerrières, comme le dit son nom.
J'avais une lettre de recommandation pour le propriétaire de ce manoir qui ne me laissa pas gagner l'hôtel.
 Toute la vallée, délicieuse en effet, est un des plus charmants
 séjours d'été qu'on puisse rêver. Je m'y promenai jusqu'au soir, puis,
 après le dîner, je montai dans l'appartement qu'on m'avait réservé. Je
 traversai d'abord une sorte de salon dont les murs sont couverts de
 vieux cuir de Cordoue, puis une autre pièce où j'aperçus rapidement sur
 les murs, à la lueur de ma bougie, de vieux portraits de dames, de ces
 tableaux dont Théophile Gautier a dit :
J'aime à vous voir en vos cadres ovales
 
Portraits jaunis des belles du vieux temps,
Tenant en main des roses un peu pâles
Comme il convient à des fleurs de cent ans !
puis j'entrai dans la pièce où se trouvait mon lit.
 Quand je fus seul, je la visitai. Elle était tendue d'antiques
 toiles peintes où l'on voyait des donjons roses au fond des paysages
 bleus, et de grands oiseaux fantastiques sous des feuillages de pierres
 précieuses.
 Mon cabinet de toilette se trouvait dans une des tourelles. Les
 fenêtres, larges dans l'appartement, étroites à Il sortie au jour,
 traversant toute l'épaisseur des murs, n'étaient, en somme, que des
 meurtrières, de ces ouvertures par où on tuait des hommes. Je fermai ma
 porte, je me couchai et je m'endormis.
 Et je rêvai ; on rêve toujours un peu de ce qui s'est passé dans la
 journée. Je voyageais ; j'entrais dans une auberge où je voyais
 attablés devant le feu un domestique en grande livrée et un maçon,
 bizarre société dont je ne m'étonnais pas. Ces gens parlaient de Victor
 Hugo, qui venait de mourir, et je prenais part à leur causerie. Enfin
 j'allais me coucher dans une chambre dont la porte ne fermait point, et
 tout à coup. J'apercevais le domestique et le maçon, armés de briques,
 qui venaient doucement vers mon lit.
 Je me réveillai brusquement, et il me fallut quelques instants pour
 me reconnaître. puis je me rappelai les événements de la veille, mon
 arrivée à Thorenc, l'aimable accueil du châtelain... J'allais refermer
 mes paupières, quand je vis, oui je vis, dans l'ombre, dans la nuit, au
 milieu de ma chambre, à la hauteur d'une tête d'homme à peu près, deux
 yeux de feu qui me regardaient. Je saisis une allumette et, pendant que
 je la frottais, j'entendis un bruit, un bruit léger, un bruit mou comme
 la chute d'un linge humide et roulé, et quand j'eus de la lumière, je
 ne vis plus rien qu'une grande table au milieu de l'appartement.
Je me levai, je visitai les deux pièces, le dessous de mon lit, les armoires, rien.
 Je pensai donc que j'avais continué mon rêve un peu après mon
 réveil, et je me rendormis non sans peine. Je rêvai de nouveau. Cette
 fois je voyageais encore, mais en Orient, dans le pays que j'aime. Et
 j'arrivais chez un Turc qui demeurait en plein désert. C'était un Turc
 superbe ; pas un Arabe, un Turc, gros, aimable, charmant, habillé en
 Turc, avec un turban et tout un magasin de soieries sur le dos, un vrai
 Turc du Théâtre-Français qui me faisait des compliments en m'offrant
 des confitures, sur un divan délicieux.
 Puis un petit nègre me conduisait à ma chambre - tous mes rêves
 finissaient donc ainsi - une chambre bleu ciel, parfumée, avec des
 peaux de bêtes par terre, et, devant le feu - l'idée de feu me
 poursuivait jusqu'au désert - sur une chaise basse, une femme à peine
 vêtue qui m'attendait.
 Elle avait le type oriental le plus pur, des étoiles sur les joues,
 le front et le menton, des yeux immenses, un corps admirable, un peu
 brun mais d'un brun chaud et capiteux.
 Elle me regardait et je pensais : "Voilà comment je comprends
 l'hospitalité. Ce n'est pas dans nos stupides pays du Nord, nos pays de
 bégueulerie inepte, de pudeur odieuse, de morale imbécile qu'on
 recevrait un étranger de cette façon."
 Je m'aprochai d'elle et je lui parlai, mais elle me répondit par
 signes, ne sachant pas un mot de ma langue que mon Turc, son maître,
 savait si bien.
 D'autant plus heureuse qu'elle serait silencieuse, je la pris par
 la main et je la conduisis vers ma couche où je m'étendis à ses
 côtés... Mais on se réveille toujours en ces moments-là ! Donc je me
 réveillai et je ne fus pas trop surpris de sentir sous ma main quelque
 chose de chaud et de doux que je caressais amoureusement.
 Puis, ma pensée s'éclairant, je reconnus que c'était un chat, un
 gros chat roulé contre ma joue et qui dormait avec confiance. Je l'y
 laissai, et je fis comme lui, encore une fois.
 Quand le jour parut, il était parti ; et je crus vraiment que
 j'avais rêvé ; car je ne comprenais pas comment il aurait pu entrer
 chez moi, et en sortir, la porte étant fermée à clef.
 Quand je contai mon aventure (pas en entier) à mon aimable hôte, il
 se mit à rire, et me dit : "Il est venu par la chatière", et soulevant
 un rideau il me montra, dans le mur, un petit trou noir et rond.
 Et j'appris que presque toutes les vieilles demeures de ce pays ont
 ainsi de longs couloirs étroits à travers les murs, qui vont de la cave
 au grenier, de la chambre de la servante à la chambre du seigneur, et
 qui font du chat le roi et le maître de céans.
 Il circule comme il lui plaît, visite son domaine à son gré, peut
 se coucher dans tous les lits, tout voir et tout entendre, connaître
 tous les secrets, toutes les habitudes ou toutes les hontes de la
 maison. Il est chez lui partout, pouvant entrer partout, l'animal qui
 passe sans bruit, le silencieux rôdeur, le promener nocturne des murs
 creux. Et je pensai à ces autres vers de Baudelaire :
C'est l'esprit familier du lieu,
 
Il juge, il présider il inspire
Toutes choses dans son empire ;
Peut-être est-il fée, - est-il Dieu ?
guy de maupassant



















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