La maison du notaire avait façade sur la place. Par derrière, un beau
 jardin bien planté s'étendait jusqu'au passage des Piques, toujours
 désert, dont il était séparé par un mur.
 C'est au bout de ce jardin que la femme de Maître Moreau avait
 donné rendez-vous, pour la première fois, au capitaine Sommerive qui la
 poursuivait depuis longtemps.
 Son mari était parti passer huit jours à Paris. Elle se trouvait
 donc libre pour la semaine entière. Le capitaine avait tant prié,
 l'avait implorée avec des paroles si douces ; elle était persuadée
 qu'il l'aimait si violemment, elle se sentait elle-même si isolée, si
 méconnue, si négligée au milieu des contrats dont s'occupait uniquement
 le notaire, qu'elle avait laissé prendre son coeur sans se demander si
 elle donnerait plus un jour.
 Puis, après des mois d'amour platonique, de mains pressées, de
 baisers rapides volés derrière une porte, le capitaine avait déclaré
 qu'il quitterait immédiatement la ville en demandant son changement
 s'il n'obtenait pas un rendez-vous, un vrai rendez-vous, dans l'ombre
 des arbres, pendant l'absence du mari.
Elle avait cédé ; elle avait promis.
Elle l'attendait maintenant, blottie contre le mur, le coeur battant, tressaillant aux moindres bruits.
 Tout à coup elle entendit qu'on escaladait le mur, et elle faillit
 se sauver. Si ce n'était pas lui ? Si c'était un voleur ? Mais non ;
 une voix appelait doucement "Mathilde". Elle répondit "Étienne". Et un
 homme tomba sans le chemin avec un bruit de ferraille.
C'était lui ! quel baiser !
 Ils demeurèrent longtemps debout, enlacés, les lèvres unies. Mais
 tout à coup une pluie fine se mit à tomber, et les gouttes glissant de
 feuille en feuille faisaient dans l'ombre un frémissement d'eau. Elle
 tressaillit lorsqu'elle reçut la première goutte sur le cou.
 Il lui disait : "Mathilde, ma chérie, mon ange, entrons chez vous.
 Il est minuit, nous n'avons rien à craindre. Allons chez vous ; je vous
 supplie."
Elle répondait : "Non, mon bien-aimé, j'ai peur. Qui sait ce qui peut nous arriver."
 Mais il la tenait serrée en ses bras, et lui murmurait dans
 l'oreille : "Vos domestiques sont au troisième étage, sur la place.
 Votre chambre est au premier, sur le jardin. Personne ne nous entendra.
 Je vous aime, je veux t'aimer librement, tout entière, des pieds à la
 tête." Et il l'étreignait avec violence, en l'affolant de baisers.
 Elle résistait encore, effrayée, honteuse aussi. Mais il la saisit
 par la taille, l'enleva et l'emporta, sous la pluie qui devenait
 terrible.
 La porte était restée ouverte ; ils montèrent à tâtons l'escalier ;
 puis, lorsqu'ils furent entrés dans la chambre, elle poussa les
 verrous, pendant qu'il enflammait une allumette.
 Mais elle tomba défaillante dans un fauteuil. Il se mit à ses
 genoux, et, lentement, il la dévêtait, ayant commencé par les bottines
 et par les bas, pour baiser ses pieds.
 Elle disait, haletante : "Non, non, Étienne, je vous en supplie,
 laissez-moi rester honnête ; je vous en voudrais trop, après ! c'est si
 laid, cela, si grossier ! Ne peut-on s'aimer avec les âmes seulement...
 Étienne."
 Avec une adresse de femme de chambre, et une vivacité d'homme
 pressé, il déboutonnait, dénouait, dégrafait, délaçait sans repos. Et
 quand elle voulut se lever et fuir pour échapper à ses audaces, elle
 sortit brusquement de ses robes, de ses jupes et de son linge toute
 nue, comme une main sort d'un manchon.
 Éperdue, elle courut vers le lit pour se cacher sous les rideaux.
 La retraite était dangereuse. Il l'y suivit. Mais comme il voulait la
 joindre et qu'il se hâtait, son sabre, détaché trop vite, tomba sur le
 parquet avec un bruit retentissant.
 Aussitôt une plainte prolongée, un cri aigu et continu, un cri
 d'enfant partit de la chambre voisine, dont la porte était restée
 ouverte.
Elle murmura : "Oh ! vous venez de réveiller André ; il ne pourra pas se rendormir."
Son fils avait quinze mois et il couchait près de sa mère, afin qu'elle pût sans cesse veiller sur lui.
Le capitaine, fou d'ardeur, n'écoutait pas. "Qu'importe ? qu'importe ? Je t'aime ; tu es à moi, Mathilde."
 Mais elle se débattait, désolée, épouvantée. "Non, non ! écoute
 comme il crie ; il va réveiller la nourrice. Si elle venait, que
 ferions-nous ? Nous serions perdus ! Étienne, écoute, quand il fait ça,
 la nuit, son père le prend dans notre lit pour le calmer. Il se tait
 tout de suite, tout de suite, il n'y a pas d'autre moyen. Laisse-moi le
 prendre, Étienne..."
 L'enfant hurlait, poussait ces clameurs perçantes qui traversent
 les murs les plus épais, qu'on entend de la rue en passant près des
 logis.
 Le capitaine, consterné, se releva, et Mathilde, s'élançant, alla
 chercher le mioche qu'elle apporta dans sa couche. Il se tut.
 Étienne s'assit à cheval sur une chaise et roula une cigarette. Au
 bout de cinq minutes à peine, André dormait. La mère murmura : "Je vais
 le reporter maintenant." Et elle alla reposer l'enfant dans son berceau
 avec des précautions infinies.
Quand elle revint, le capitaine l'attendait les bras ouverts.
Il l'enlaça, fou d'amour. Et elle, vaincue enfin, l'étreignant, balbutiait :
- Étienne... Étienne... mon amour ! Oh ! si tu savais comme... comme...
André se remit à crier. Le capitaine furieux, jura : "Nom de Dieu de chenapan ! Il ne va pas se taire, ce morveux-là !"
Non, il ne se taisait pas, le morveux, il beuglait.
 Mathilde crut entendre remuer au-dessus. C'était la nourrice qui
 venait sans doute. Elle s'élança, prit son fils, et le rapporta dans
 son lit. Il redevint muet aussitôt.
Trois fois de suite on le recoucha dans son berceau. Trois fois de suite il fallut le reprendre.
Le capitaine Sommerive partit une heure avant l'aurore en sacrant à bouche que veux-tu.
Mais, pour calmer son impatience, Mathilde lui avait promis de le recevoir encore, le soir même.
Il arriva comme la veille, mais plus impatient, plus enflammé, rendu furieux par l'attente.
 Il eut soin de poser son sabre avec douceur, sur les deux bras d'un
 fauteuil ; il ôta ses bottes comme un voleur, et parla si bas que
 Mathilde ne l'entendait plus. Enfin, il allait être heureux, tout à
 fait heureux, quand le parquet ou quelque meuble, ou peut-être le lit
 lui-même craqua. Ce fut un bruit sec comme si quelque support s'était
 brisé, et aussitôt un cri, faible d'abord, puis suraigu, y répondit.
 André s'était réveillé.
Il glapissait comme un renard. S'il continuait ainsi, certes, toute la maison allait se lever.
 La mère affolée s'élança et le rapporta. Le capitaine ne se releva
 pas. Il rageait. Alors, tout doucement il étendit la main, prit entre
 deux doigts un peu de chair du marmot, n'importe où, à la cuisse ou
 bien au derrière, et il pinça. L'enfant se débattit, hurlant à déchirer
 les oreilles. Alors le capitaine, exaspéré, pinça plus fort, partout,
 avec fureur. Il saisissait vivement le bourrelet de peau et le tordait
 en le serrant violemment, puis le lâchait pour en prendre un autre à
 côté, puis un autre plus loin, puis encore un autre.
 L'enfant poussait des clameurs de poulet qu'on égorge ou de chien
 qu'on flagelle. La mère éplorée l'embrassait, le caressait, tâchait de
 le calmer, d'étouffer ses cris sous les baisers. Mais André devenait
 violet comme s'il allait avoir des convulsions, et il agitait ses
 petits pieds et ses petites mains d'une façon effrayante et navrante.
 Le capitaine dit d'une voix douce : "Essayez donc de le reporter
 dans son berceau ; il s'apaisera peut-être." Et Mathilde s'en alla vers
 l'autre chambre avec son enfant dans ses bras.
 Dès qu'il fut sorti du lit de sa mère, il cria moins fort ; et dès
 qu'il fut rentré dans le sien, il se tut, avec quelques sanglots
 encore, de temps en temps.
Le reste de la nuit fut tranquille ; et le capitaine fut heureux.
 La nuit suivante, il revint encore. Comme il parlait un peu fort,
 André se réveilla de nouveau et se mit à glapir. Sa mère bien vite
 l'alla chercher ; mais le capitaine pinça si bien, si durement et si
 longtemps que le marmot suffoqua, les yeux tournés, l'écume aux lèvres.
On le remit en son berceau. Il se calma tout aussitôt.
Au bout de quatre jours, il ne pleurait plus pour aller dans le lit maternel.
Le notaire revint le samedi soir. Il reprit sa place au foyer et dans la chambre conjugale.
 Il se coucha de bonne heure, étant fatigué du voyage ; puis, dès
 qu'il eut bien retrouvé ses habitudes et accompli scrupuleusement tous
 ses devoirs d'homme honnête et méthodique, il s'étonna : "Tiens, mais
 André ne pleure pas, ce soir. Va donc le chercher un peu, Mathilde, ça
 me fait plaisir de le sentir entre nous deux."
 La femme aussitôt se leva et alla prendre l'enfant ; mais dès qu'il
 se vit dans ce lit où il aimait tant s'endormir quelques jours
 auparavant, le marmot épouvanté se tordit, et hurla si furieusement
 qu'il fallut le reporter en son berceau.
Maître Moreau n'en revenait pas : "Quelle drôle de chose ? Qu'est-ce qu'il a ce soir ? Peut-être qu'il a sommeil ?"
Sa femme répondit : "Il a été toujours comme ça pendant ton absence. Je n'ai pas pu le prendre une seule fois."
Au matin, l'enfant réveillé se mit à jouer et à rire en remuant ses menottes.
 Le notaire attendri accourut, embrassa son produit, puis l'enleva
 dans ses bras pour le rapporter dans la couche conjugale. André riait,
 du rire ébauché des petits êtres dont la pensée est vague encore. Tout
 à coup il aperçut le lit, sa mère dedans ; et sa petite figure heureuse
 se plissa, décomposée, tandis que des cris furieux sortaient de sa
 gorge et qu'il se débattait comme si on l'eût martyrisé.
Le père, étonné, murmura : "Il a quelque chose, cet enfant", et d'un mouvement naturel il releva sa chemise.
 Il poussa un "ah !" de stupeur. Les mollets, les cuisses, les
 reins, tout le derrière du petit étaient marbrés de taches bleues,
 grandes comme des sous.
 Maître Moreau cria : "Mathilde, regarde, c'est affreux". La mère,
 éperdue, se précipita. Le milieu de chacune des taches semblait
 traversé d'une ligne violette où le sang était venu mourir. C'était là,
 certes, quelque maladie effroyable et bizarre, le commencement d'une
 sorte de lèpre, d'une de ces affections étranges où la peau devient
 tantôt pustuleuse comme le dos des crapauds, tantôt écailleuse comme
 celui des crocodiles.
Les parents éperdus se regardaient. Maître Moreau s'écria : "Il faut aller chercher le médecin."
 Mais Mathilde, plus pâle qu'une morte, contemplait fixement son
 fils aussi tacheté qu'un léopard. Et, soudain, poussant un cri, un cri
 violent, irréfléchi, comme si elle eût aperçu quelqu'un qui
 l'emplissait d'horreur, elle jeta : "Oh ! le misérable !..."
M. Moreau, surpris, demanda : "Hein ? De qui parles-tu ? Quel misérable ?"
 Elle devint rouge jusqu'aux cheveux et balbutia : "Rien... c'est...
 vois-tu... je devine... c'est... il ne faut pas aller chercher le
 médecin... c'est assurément cette misérable nourrice qui pince le petit
 pour le faire taire quand il crie."
Le notaire, exaspéré, alla quérir la nourrice et faillit la battre. Elle nia avec effronterie, mais fut chassée.
Et sa conduite, signalée à la municipalité, l'empêcha de trouver d'autres places.
guy de maupassant











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