Chapitres
| Bac de Français 2008 : ( Première | 

Un roman doit-il
 chercher à faire oublier au lecteur que ses personnages sont
 fictifs ?
 Vous fonderez votre réflexion sur les textes du
 corpus, sur ceux que vous avez étudiés en classe et sur vos
 lectures personnelles. (16 points)
TEXTE A - Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux, La Vie de Marianne
Nous sommes au début du roman.
          Avant
 que de donner cette histoire au public, il faut lui apprendre comment
 je l'ai
 trouvée.
 Il
 y a six mois que j'achetai une maison de campagne à quelques lieues
 de Rennes, qui,
 depuis trente ans, a
 passé successivement entre les mains de cinq ou six personnes. J'ai
 voulu
 5   faire changer quelque chose à la
 disposition du premier appartement, et dans une
 armoire
 pratiquée dans
 l'enfoncement d'un mur, on y a trouvé un manuscrit en plusieurs
 cahiers
 contenant l'histoire qu'on
 va lire, et le tout d'une écriture de femme. On me l'apporta ; je le
 lus
 avec deux de mes amis qui
 étaient chez moi, et qui depuis ce jour-là n'ont cessé de me
 dire
 qu'il fallait le faire imprimer
 : je le veux bien, d'autant plus que cette histoire
 n'intéresse1
 10  personne. Nous voyons
 par la date que nous avons trouvée à la fin du manuscrit, qu'il y
 a
 quarante ans qu'il est écrit ;
 nous avons changé le nom de deux personnes dont il y est parlé,
 et
 qui sont mortes. Ce qui y est dit
 d'elles est pourtant très indifférent ; mais n'importe : il
 est
 toujours mieux de supprimer
 leurs noms.
 Voilà
 tout ce que j'avais à dire : ce petit préambule m'a paru
 nécessaire, et je l'ai fait du
 15  mieux que j'ai
 pu, car je ne suis point auteur, et jamais on n'imprimera de moi que
 cette
 vingtaine de
 lignes-ci.
 Passons
 maintenant à l'histoire. C'est une femme qui raconte sa vie ; nous
 ne savons qui
 elle était. C'est la
 Vie de Marianne ; c'est ainsi qu'elle se nomme elle-même
 au
 commencement de son histoire ;
 elle prend ensuite le titre de comtesse ; elle parle à une de
 ses
 20  amies dont le nom est en blanc, et puis
 c'est tout.
          Quand
 je2 vous ai fait le récit de quelques accidents de ma
 vie, je ne m'attendais pas, ma
 chère
 amie, que vous me prieriez de vous la donner toute entière, et d'en
 faire un livre
 à imprimer. Il est
 vrai que l'histoire en est particulière, mais je la gâterai, si je
 l'écris ; car où
 voulez-vous que
 je prenne un style ?
 25       Il
 est vrai que dans le monde on m'a trouvé de l'esprit ; mais, ma
 chère, je crois que cet
 esprit-là
 n'est bon qu'à être dit, et qu'il ne vaudra rien à être
 lu.
 Nous
 autres jolies femmes, car j'ai été de ce nombre, personne n'a plus
 d'esprit que nous,
 quand nous en
 avons un peu : les hommes ne savent plus alors la valeur de ce que
 nous
 disons ; en nous écoutant
 parler, ils nous regardent, et ce que nous disons profite de ce
 qu'ils
 30  voient.
 J'ai
 vu une jolie femme dont la conversation passait pour un enchantement,
 personne au
 monde ne s'exprimait
 comme elle ; c'était la vivacité, c'était la finesse même qui
 parlait : les
 connaisseurs n'y
 pouvaient tenir de plaisir. La petite vérole3 lui vint,
 elle en resta extrêmement
 marquée
 : quand la pauvre femme reparut, ce n'était plus qu'une babillarde4
 35  Voyez combien auparavant elle avait
 emprunté d'esprit de son visage ! Il se pourrait bien faire
 que
 le mien m'en eût prêté aussi dans le temps qu'on m'en trouvait
 beaucoup. Je me souviens
 de mes yeux
 de ce temps-là, et je crois qu'ils avaient plus d'esprit que
 moi.
 Combien
 de fois me suis-je surprise à dire des choses qui auraient eu bien
 de la peine à
 passer toutes seules
 ! Sans le jeu d'une physionomie friponne qui les accompagnait, on
 ne
 40  m'aurait pas applaudie comme on faisait, et
 si une petite vérole était venue réduire cela à ce
 que
 cela valait, franchement, je pense que j'y aurais perdu
 beaucoup.
 Il
 n'y a pas plus d'un mois, par exemple, que vous me parliez encore
 d'un certain jour (et
 il y a douze
 ans que ce jour est passé) où, dans un repas, on se récria tant
 sur ma vivacité ; eh
 bien ! en
 conscience, je n'étais qu'une étourdie. Croiriez-vous que je l'ai
 été souvent exprès,
 45  pour voir jusqu'où va
 la duperie des hommes avec nous ? Tout me réussissait, et je
 vous
 assure que dans la bouche d'une
 laide, mes folies auraient paru dignes des Petites-Maisons5
 :
 et peut-être que j'avais besoin
 d'être aimable dans tout ce que je disais de mieux. Car à
 cette
 heure que mes agréments sont
 passés, je vois qu'on me trouve un esprit assez ordinaire,
 et
 cependant je suis plus contente
 de moi que je ne l'ai jamais été. Mais enfin, puisque
 vous
 50  voulez que j'écrive mon histoire, et que
 c'est une chose que vous demandez à mon amitié,
 soyez
 satisfaite : j'aime encore mieux vous ennuyer que de vous
 refuser.
 Au
 reste, je parlais tout à l'heure de style, je ne sais pas seulement
 ce que c'est.
 Comment fait-on pour
 en avoir un ? Celui que je vois dans les livres, est-ce le bon ?
 Pourquoi
 donc est-ce qu'il me
 déplaît tant le plus souvent ? Celui de mes lettres vous paraît-il
 passable ?
 55  J'écrirai ceci de
 même.
 N'oubliez
 pas que vous m'avez promis de ne jamais dire qui je suis ; je ne veux
 être
 connue que de
 vous.
 Il
 y a quinze ans que je ne savais pas encore si le sang d'où je
 sortais était noble ou non,
 si
 j'étais bâtarde ou légitime. Ce début paraît annoncer un roman :
 ce n'en est pourtant pas un
 60  que je raconte ;
 je dis la vérité comme je l'ai apprise de ceux qui m'ont élevée.
 incommode.
1 n'intéresse : ne met en jeu aucune
 personne vivante.
 2 je : ici commence le récit de
 Marianne.
 3 la petite vérole : maladie qui couvre le
 visage de pustules.
 4 babillarde : bavarde.
 5
 Petites-Maisons : hôpital parisien, lieu d'internement pour malades
 mentaux.
TEXTE B - Alain Robbe-Grillet, Les Gommes
          Dans
 la pénombre de la salle de café le patron dispose les tables et les
 chaises, les
 cendriers, les siphons
 d'eau gazeuse ; il est six heures du matin.
 Il
 n'a pas besoin de voir clair, il ne sait même pas ce qu'il fait. Il
 dort encore. De très
 anciennes lois
 règlent le détail de ses gestes, sauvés pour une fois du
 flottement des intentions
 5  humaines ;
 chaque seconde marque un pur mouvement : un pas de côté, la chaise
 à trente
 centimètres, trois coups
 de torchon, demi-tour à droite, deux pas en avant, chaque
 seconde
 marque, parfaite, égale,
 sans bavure. Trente et un. Trente-deux. Trente-trois.
 Trente-quatre.
 Trente-cinq.
 Trente-six. Trente-sept. Chaque seconde à sa place
 exacte.
 Bientôt
 malheureusement le temps ne sera plus le maître. Enveloppés de leur
 cerne1
 10  d'erreur et de doute, les
 événements de cette journée, si minimes qu'ils puissent être,
 vont dans
 quelques instants
 commencer leur besogne, entamer progressivement l'ordonnance
 idéale,
 introduire çà et là,
 sournoisement, une inversion, un décalage, une confusion, une
 courbure,
 pour accomplir peu à peu
 leur oeuvre : un jour, au début de l'hiver, sans plan, sans
 direction,
 incompréhensible et
 monstrueux.
 15       Mais
 il est encore trop tôt, la porte de la rue vient à peine d'être
 déverrouillée, l'unique
 personnage
 présent en scène n'a pas encore recouvré2 son existence
 propre. II est l'heure où les
 douze
 chaises descendent doucement des tables de faux marbre où elles
 viennent de passer la
 nuit. Rien de
 plus. Un bras machinal remet en place le décor.
 Quand
 tout est prêt, la lumière s'allume...
1 cerne : ce qui entoure
 2
 recouvré : récupéré
TEXTE C - Milan Kundera, L'Immortalité
Le narrateur écrit un roman
          Quand
 je me suis réveillé, il était déjà presque huit heures et demie
 ; j'imaginai Agnès.
 Comme moi, elle
 est allongée dans un grand lit. La moitié droite du lit est vide.
 Qui est le
 mari ? Apparemment,
 quelqu'un qui sort de bonne heure le samedi. C'est pourquoi elle
 est
 seule et, délicieusement,
 balance entre réveil et rêverie.
 5        Puis
 elle se lève.  En face, sur un long pied, un téléviseur se
 dresse. Elle lance sa
 chemise, qui
 vient recouvrir l'écran d'une blanche draperie. Pour la première
 fois je la vois
 nue, Agnès,
 l'héroïne de mon roman. Elle se tient debout, près du lit, elle
 est jolie, et je ne
 peux la quitter
 des yeux. Enfin, comme si elle avait senti mon regard, elle s'enfuit
 dans la
 pièce voisine et
 s'habille.
 10  Qui est Agnès ?
 De
 même qu'Eve est issue d'une côte d'Adam, de même que Vénus est
 née de l'écume,
 Agnès a surgi
 d'un geste de la dame sexagénaire, que j'ai vue au bord de la
 piscine saluer de
 la main son maître
 nageur et dont les traits s'estompent déjà dans ma mémoire1.
 Son geste a
 alors éveillé en moi
 une immense, une incompréhensible nostalgie, et cette nostalgie
 a
 15  accouché du personnage auquel j'ai donné
 le nom d'Agnès.
1 Quelques pages auparavant, le narrateur
 écrit : "Ce sourire, ce geste, étaient d'une femme de vingt
 ans."
TEXTE D - Philippe Claudel, Les Âmes grises
          Si
 on me demandait par quel miracle je sais tous les faits que je vais
 raconter, je
 répondrais que je les
 sais, un point c’est tout. Je les sais parce qu’ils me sont
 familiers comme
 le soir qui tombe et
 le jour qui se lève. Parce que j’ai passé ma vie à vouloir les
 assembler et
 les recoudre, pour les
 faire parler, pour les entendre. C’était jadis un peu mon
 métier.
 5        Je
 vais faire défiler beaucoup d’ombres. L’une surtout sera au
 premier plan. Elle
 appartenait à un
 homme qui se nommait Pierre-Ange Destinat. Il fut procureur à V.,
 pendant
 plus de trente ans, et il
 exerça son métier comme une horloge mécanique qui jamais
 ne
 s’émeut ni ne tombe en panne.
 Du grand art si l’on veut, et qui n’a pas besoin de musée
 pour
 se mettre en valeur. En 1917,
 au moment de l’Affaire, comme on l’a appelée chez nous
 tout en
 10  soulignant la majuscule avec des
 soupirs et des mimiques, il avait plus de soixante ans et
 avait
 pris sa retraite une année
 plus tôt. C’était un homme grand et sec, qui ressemblait à un
 oiseau
 froid, majestueux et
 lointain. Il parlait peu. Il impressionnait beaucoup. Il avait des
 yeux clairs
 qui semblaient immobiles
 et des lèvres minces, pas de moustache, un haut front, des
 cheveux
 gris.
 15       V.
 est distant de chez nous d’une vingtaine de kilomètres. Une
 vingtaine de kilomètres
 en 1917,
 c’était un monde déjà, surtout en hiver, surtout avec cette
 guerre qui n’en finissait
 pas et
 qui nous amenait un grand fracas sur les routes, de camions et de
 charrettes à bras, et
 des fumées
 puantes ainsi que des coups de tonnerre par milliers car le front
 n’était pas loin,
 même si de là
 où nous étions, c’était pour nous comme un monstre invisible, un
 pays caché.
 20       Destinat,
 on l’appelait différemment selon les endroits et selon les gens. A
 la prison de
 V., la plupart des
 pensionnaires le surnommaient Bois-le-sang. Dans une cellule,
 j’ai même
 vu un dessin au couteau
 sur une grosse porte en chêne qui le représentait. C’était
 d’ailleurs
 assez ressemblant. Il
 faut dire que l’artiste avait eu tout le temps d’admirer le
 modèle durant
 ses quinze jours de
 grand procès.
 25       Nous
 autres dans la rue, quand on croisait Pierre-Ange Destinat, on
 l’appelait
 "Monsieur le
 Procureur". Les hommes soulevaient leur casquette et les femmes
 modestes
 pliaient le genou. Les
 autres, les grandes, celles qui étaient de son monde, baissaient la
 tête
 très légèrement, comme les
 petits oiseaux quand ils boivent dans les gouttières. Tout cela
 ne
 le touchait guère. Il ne
 répondait pas, ou si peu, qu’il aurait fallu porter quatre
 lorgnons bien
 30  astiqués pour voir ses lèvres
 bouger. Ce n’était pas du mépris comme la plupart des gens
 le
 croyaient, c’était je pense
 tout simplement du détachement.
 Malgré
 tout, il y eut une jeune personne qui l’avait presque compris, une
 jeune fille dont
 je reparlerai, et
 qui elle, mais pour elle seule, l’avait surnommé Tristesse.
 C’est peut-être par
 sa faute que
 tout est arrivé, mais elle n’en a jamais rien su.
RdM...









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