Léonard de Vinci a-t-il vraiment caché le nombre d'or dans L'Homme de Vitruve ? Picasso a-t-il suivi les règles du nombre d'or dans certaines de ces peintures ? Raphaël calculait-il ses compositions selon le nombre d'or (≈ 1,618) ?
Entre fascination légitime et légendes tenaces, le nombre d'or cristallise depuis des siècles les fantasmes sur la beauté mathématique. Pourtant, les historiens de l'art démontent régulièrement ces mythes : analyses d'œuvres, absence de traces dans les carnets d'artistes, anachronismes historiques.
Cet article propose une enquête rigoureuse en trois temps :
- Nous examinons certaines oeuvres classiques prétendument construites sur le nombre d'or et ce que révèlent ces mesures
- Nous nous attacherons à comprendre pourquoi ces mythes persistent malgré les démentis.
- Nous découvrirons comment les artistes contemporains s'en emparent consciemment.
Nous terminerons par explorer les outils concrets pour l'intégrer dans vos créations ou savoir quand l'ignorer.
Les œuvres "classiques" du nombre d'or : vérités et approximations
L'Homme de Vitruve incarne le mythe du nombre d'or. Mais que révèlent les mesures réelles ? Entre calculs précis et approximations, découvrez ce que Léonard de Vinci, Le Caravage, Raphaël et Cézanne ont vraiment utilisé.
L'Homme de Vitruve de Léonard de Vinci
Ce dessin iconique (vers 1490) montre effectivement des proportions harmonieuses : le rapport nombril-hauteur totale avoisine 1,6, proche de φ (1,618).
Mais, et ce mais est primordial : Léonard suivait les préceptes de l'architecte romain Vitruve (De Architectura, Ier siècle av. J.-C.), qui recommandait des ratios simples :
- Hauteur du corps = 8 têtes
- Envergure = hauteur
- Etc.
Ces proportions donnent naturellement des valeurs proches du nombre d'or sans qu'il soit explicitement recherché.
Aucun écrit du peintre ne mentionne le nombre d'or (appelé alors "section dorée" ou "divine proportion"). L'amalgame vient du livre De Divina Proportione (1509) de Luca Pacioli, illustré par Vinci, qui traite surtout de polyèdres réguliers, pas du corps humain1.
info box La Cène
Le Caravage et La Vocation de saint Matthieu
Certains théoriciens modernes affirment que Le Caravage (1571-1610) inscrivait ses compositions dramatiques dans des rectangles d'or. Prenons le tableau La Vocation de saint Matthieu en exemple (réalisé entre 1599 et 1600 et présent dans l'église Saint-Louis-des-Français à Rome).
Le cadrage vertical donne un rapport hauteur/largeur de 1,72, soit 8 % d'écart avec le nombre d'or.
Cette marge dépasse la tolérance admise (±3%).
Surtout, les traités artistiques du XVIIe siècle (comme Il Riposo de Borghini, 1584) ne mentionnent jamais le nombre d'or comme outil de composition.
Le Caravage travaillait par clair-obscur et lignes diagonales, techniques documentées dans les écrits de ses contemporains Bellori et Mancini.2
Raphaël et L'École d'Athènes
Cette fresque monumentale (1509-1511, Vatican) fascine par sa perspective parfaite et son équilibre. Des diagrammes circulant sur internet superposent des spirales d'or sur les personnages.
Or, les carnets préparatoires de Raphaël (conservés à l'Ashmolean Museum, Oxford)3 montrent des grilles orthogonales et des arcs de cercle simples, pas de calculs du nombre d'or. L'harmonie provient de la symétrie axiale et du point de fuite central – techniques héritées de Brunelleschi et Piero della Francesca, qui utilisaient la géométrie euclidienne classique (carrés, triangles équilatéraux).
La géométrie oui, le nombre d'or non !
Cézanne et les Grandes Baigneuses
Paul Cézanne (1839-1906) structurait ses toiles par plans géométriques (cylindres, cônes, sphères) selon sa célèbre formule rapportée par Émile Bernard.
Certains analystes trouvent des ratios du nombre d'or dans les Grandes Baigneuses (1900-1906) en mesurant distances entre arbres ou corps. L'historien d'art Roger Fry (1927)4 a démontré que ces mesures varient selon les points choisis, donnant des ratios entre 1,4 et 1,8.
de chances de trouver le nombre d'or par hasard.
Cézanne parlait de "modulation", pas de nombre d'or.
Pourquoi le mythe persiste : psychologie et histoire de l'art
Si le nombre d'or n'est pas systématiquement utilisé, pourquoi cette fascination traverse-t-elle les siècles ? Entre biais cognitifs, marketing éditorial du XIXe siècle et quête d'une "formule universelle" de la beauté, plongez dans les mécanismes psychologiques et culturels qui ont transformé un simple ratio en légende.
Adolf Zeising, le père de la "nombre d'or-mania"
Philosophe allemand, Adolf Zeising publie Neue Lehre von den Proportionen en 1854 et affirme que le nombre d'or régit tout : anatomie, architecture antique, musique...
Sa méthode ? Mesurer des reproductions d'œuvres (souvent inexactes) et arrondir les résultats.
Par exemple : il calcule le Parthénon à 1,62 alors que les relevés de l'École française d'Athènes (1877) donnent 1,73. Malgré ces approximations, son livre devient un best-seller en Europe romantique, avide de trouver un "code secret" de la beauté. Zeising influence alors directement les symbolistes et l'Art Nouveau.
Les biais cognitifs et la "paréidolie mathématique"
Les neurosciences expliquent notre attraction pour le nombre d'or par deux mécanismes.
D'abord, la fluence perceptive : notre cerveau traite plus facilement des proportions équilibrées (entre 1,4 et 1,7), d'où une sensation de "justesse". Mais le nombre d'or n'est pas le seul à provoquer cette sensation.
Ensuite, le biais de confirmation : quand on superpose une grille du nombre d'or sur une œuvre, on déplace inconsciemment les points de mesure jusqu'à "trouver" le ratio cherché.
L'étude de Christopher McManus (2008, University College London)5 a montré que les sujets préfèrent des rectangles de ratio 1,45 à 1,65 sans pic significatif à 1,618. Le nombre d'or n'a donc pas de "pouvoir magique" neurologique.
Les artistes qui utilisent volontairement le nombre d'or
Certains créateurs intègrent consciemment le nombre d'or dans leur processus. Quand les mathématiques servent l'intention.
Salvador Dalí et Leda Atomica (1949)
Ici, aucun doute possible : Dalí a intentionnellement construit cette toile sur le nombre d'or. En 1948, il rencontre le mathématicien roumain Matila Ghyka, auteur de The Geometry of Art and Life (1946), qui relie le nombre d'or à la mystique pythagoricienne.
Fasciné, Dalí réalise Leda Atomica l'année suivante selon un plan rigoureux visible dans ses croquis préparatoires (conservés au Musée Dalí, Figueres) :
- Pentagone étoilé : figure géométrique où chaque segment coupe les autres selon le nombre d'or
- Spirale logarithmique : placement des atomes suspendus
- Proportions du corps de Gala (modèle) : le nombril divise la hauteur totale selon un ratio de 1:1,618 (partie inférieure : partie supérieure).
Dalí revendique explicitement cette démarche dans ses écrits des années 1950 : selon Robert Descharnes6, son biographe officiel, le peintre cherchait à "marier les mathématiques platoniciennes à la vision atomiste moderne" (Salvador Dalí: The Paintings, 2001, p. 412).
Leda Atomica prouve qu'un artiste peut consciemment utiliser le nombre d'or comme structure créative, à l'inverse des projections sur Vinci ou Raphaël.
Pablo Picasso et les analyses post-mortem
Le cas Picasso est plus ambigu. Aucun écrit de l'artiste ne mentionne le nombre d'or, mais plusieurs analyses d'historiens suggèrent sa présence dans certaines œuvres cubistes.
L'historien Juan Antonio Ramírez (Guernica: The Biography of a Twentieth-Century Icon, 2013)7 a mesuré la toile : largeur/hauteur = 3,49 mètres / 7,77 mètres ≈ 2,22. Loin du nombre d'or (1,618).
En revanche, certaines divisions internes (le corps du cheval, la position du taureau) donnent des ratios entre 1,5 et 1,7.
Il est difficile de trancher entre simple coïncidence ou intuition compositionnelle mais le peintre n'a jamais confirmé ou infirmé les rumeurs de son vivant.
Le deuxième exemple est le tableau La Vie réalisé en 1903 pendant sa période rose/bleue.
Le critique d'art Charles Bouleau (The Painter's Secret Geometry, 1963)8 affirme que La Vie (1903) utilise le nombre d'or pour diviser l'espace vertical. Mais Bouleau ne cite aucun document de Picasso. L'analyse reste spéculative... et rien n'a jamais été confirmé par le peintre.
Selon la position scientifique actuelle, Picasso maîtrisait la géométrie (père professeur de dessin), mais privilégiait l'intuition visuelle sur le calcul strict. Comme Cézanne, il cherchait "l'ordre dans le chaos" sans suivre de formule unique.
Le nombre d'or en design graphique : entre stratégie et storytelling
Certains logos porteraient le nombre d'or dans leurs grilles de construction. Réalité marketing ou véritable stratégie créative ?
Le logo Apple : un mythe marketing persistant
La légende circule depuis 2009 : le logo Apple serait construit sur des cercles dorés parfaits, la "morsure" suivant le nombre d'or.
Pourtant, Rob Janoff, créateur du logo en 1977, a démenti cette histoire à plusieurs reprises.
Dans une interview à Creative Bloq en 2009, il explique que la "morsure" servait avant tout à donner l'échelle (pour différencier la pomme d'une cerise), le jeu de mots avec "byte" étant secondaire.
À Fast Company9 la même année, il balaie le mythe du nombre d'or : pas de calculs mathématiques, juste un dessin à main levée numérisé ensuite. Les diagrammes de cercles dorés superposés au logo sont des reconstitutions a posteriori qui fonctionnent... avec n'importe quel ovale.
Le rebranding de Pepsi : quand le nombre d'or devient un argument de vente
Pepsi a revendiqué l'utilisation du nombre d'or lors de son rebranding de 2008.
Le document interne Breathtaking Design Strategy (Arnell Group)10 dévoilé par erreur accumule les références pseudo-scientifiques : nombre d'or, magnétisme terrestre, séquence de Fibonacci, ADN humain... le tout pour justifier un cercle avec une vague dynamique.
Paula Scher (designeuse chez Pentagram) critique sévèrement ce type de justifications (sans évoquer Pepsi) dans sa conférence AIGA 2009 "Serious Play"11 : selon elle, les présentations surchargées de cercles, grilles et nombres d'or servent surtout à impressionner des comités de direction qui ne comprennent pas le design. Le travail devrait parler de lui-même.
Le logo fonctionne esthétiquement, mais le nombre d'or ne semble y être pour rien.
Comment intégrer le nombre d'or dans vos créations ?
Maintenant que vous distinguez mythes et réalités, comment utiliser le nombre d'or de manière éclairée ?
Outils pratiques et méthodes concrètes
- PhiMatrix (logiciel dédié) : overlay transparent disponible avec grilles "nombre d'or" pour analyser/composer des photos, des peintures... Version gratuite limitée, paiement unique (une trentaine d'euros)
- Plugins Adobe Illustrator : l'extension "GuideGuide" génère des colonnes répondant au nombre d'or automatiquement. Gratuit sur Adobe Exchange.
- Figma (design UI/UX) : le plugin "Golden Ratio" redimensionne les éléments en un clic.
- Golden Ratio Calculator : c'est un site web qui vous calcule automatiquement les dimensions "nombre d'or".
- L'application mobile "Golden Ratio Camera" disponible sur iOS et Android affiche un overlay avec la spirale d'or en temps réel pour vos cadrages photo. Gratuit.
Avec l'overlay, commencez par la spirale dorée : placez l'élément principal (visage, texte-clé) sur l'"œil" de la spirale. C'est une technique intuitive et efficace pour guider le regard.
Quand ne PAS utiliser le nombre d'or
Certains contextes créatifs exigent de rompre avec le nombre d'or. Voici quelques exemples :
- Dans l'art expressionniste, on cherche le chaos contrôlé (Pollock),
- Dans le design disruptif, on cherche une asymétrie volontaire,
- Dans l'illustration jeunesse, les proportions sont généralement exagérées (comme les gros yeux manga).
Vous pouvez aussi utiliser et tester d'autres techniques comme la grille des tiers (1/3-2/3, plus intuitive en photo), la racine de 2 (√2 ≈ 1,414, format A4) ou encore les proportions japonaises (tatami 1:2).
La beauté réside autant dans l'équilibre que dans l'audace de le rompre.
Le nombre d'or est une proportion mathématique présente dans certaines œuvres, absente de nombreuses autres.
✅ Salvador Dalí (Leda Atomica) : construction volontaire documentée
❌ Vinci (L'Homme de Vitruve) : mythe par surinterprétation, aucune preuve documentaire
❓ Picasso (Guernica) : débat historique, analyses contradictoires
Utilisez le nombre d'or comme une inspiration, pas comme dogme. L'émotion et l'intention artistique priment sur toute formule !
Sources utilisées
- Livio, Mario. The Golden Ratio: The Story of Phi, the World's Most Astonishing Number. Broadway Books, 2002, pp. 135-142.
- Markowsky, George. "Misconceptions About the Golden Ratio." The College Mathematics Journal, vol. 23, no. 1, 1992, pp. 8-12.
- Wittkower, Rudolf. Architectural Principles in the Age of Humanism. Academy Editions, 1998, pp. 89-103.
- Fry, Roger. Cézanne: A Study of His Development. Macmillan, 1927, pp. 56-62.
- McManus, I.C., et al. "The Aesthetics of Composition: A Study of Mondrian." Empirical Studies of the Arts, vol. 26, no. 2, 2008, pp. 185-201.
- Descharnes, Robert, et Gilles Néret. Salvador Dalí: 1904-1989. Taschen, 2006, pp. 456-459.
- Ramírez, Juan Antonio. Guernica: The Biography of a Twentieth-Century Icon. Reaktion Books, 2013, pp. 87-93.
- Bouleau, Charles. The Painter's Secret Geometry: A Study of Composition in Art. Harcourt Brace, 1963, pp. 145-152.
- Janoff, Rob. Interview by Jacob Turner. Creative Bloq, 5 juin 2009 et Wilson, Mark. "The Designer of the Iconic Apple Logo on the Myth of Its 'Golden Ratio'." Fast Company, 2 avril 2009 [interviews archivées]
- Arnheim Studios. Pepsi Breathtaking Design Strategy. Document interne, 2008. [Fuite publique]
- Scher, Paula. "Serious Play." AIGA National Design Conference, Denver, CO, 18 Oct. 2009. YouTube, uploaded by AIGA, 12 Nov. 2009, www.youtube.com/watch?v=atn22-bmTPU.
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