L'extrait étudié
[…] De fait, on lui recommanda un grand docteur sophiste, nommé Maître Thubal Holoferne, qui lui apprit si bien son abécédaire qu'il le récitait par cœur, à l'envers, ce qui lui prit cinq ans et trois mois. Puis il lui lut la Grammaire de Donat, le Facet, le Théodolet et Alain dans ses Paraboles, ce qui lui prit treize ans, six mois et deux semaines. Mais remarquez que dans le même temps il lui apprenait à écrire en gothique, et il copiait tous ses livres, car l'art de l'imprimerie n'était pas encore en usage.
Il portait habituellement une grosse écritoire, pesant plus de sept mille quintaux, dont l'étui était aussi grand et gros que les gros piliers de Saint-Martin d'Ainay ; l'encrier, qui jaugeait un tonneau du commerce, y était pendu par de grosses chaînes de fer.
Puis il lui lut les Modes de signifier, avec les commentaires de Heurtebise, de Faquin, de Tropditeux, de Galehaut, de Jean le Veau, de Billon, de Brelinguand et d'un tas d'autres ; il y passa plus de dix-huit ans et onze mois. Il connaissait si bien l'ouvrage que, mis au pied du mur, il le restituait par cœur, à l'envers, et pouvait sur le bout du doigt prouver à sa mère que « les modes de signifier n'étaient pas matière de savoir ».
Puis il lui lut l'Almanach, sur lequel il demeura bien seize ans et deux mois ; c'est alors que mourut le précepteur en question (c'était en l'an mil quatre cent vingt), d'une vérole qu'il avait contractée.
Après, il eut un autre vieux tousseux, nommé Maître Jobelin Bridé, qui lui lut Hugutio, le Grécisme d'Everard, le Doctrinal, les Parties, le Quid, le Supplément, Marmotret, Comment se tenir à table, Les Quatre Vertus cardinales de Sénèque, Passaventus avec commentaire, le Dors en paix pour les fêtes et quelques autres de même farine. À la lecture des susdits ouvrages, il devint tellement sage que jamais plus nous n'en avons enfourné de pareils.
Éditions du Seuil, traduction de Guy Demerson

Méthode du commentaire composé
On rappellera ici la méthode du commentaire composé vue en cours francais :
Partie du commentaire | Visée | Informations indispensables | Écueils à éviter |
---|---|---|---|
Introduction | - Présenter et situer le texte dans le roman - Présenter le projet de lecture (= annonce de la problématique) - Présenter le plan (généralement, deux axes) | - Renseignements brefs sur l'auteur - Localisation du passage dans l'œuvre (début ? Milieu ? Fin ?) - Problématique (En quoi… ? Dans quelle mesure… ?) - Les axes de réflexions | - Ne pas problématiser - Utiliser des formules trop lourdes pour la présentation de l'auteur |
Développement | - Expliquer le texte le plus exhaustivement possible - Argumenter pour justifier ses interprétations (le commentaire composé est un texte argumentatif) | - Etude de la forme (champs lexicaux, figures de styles, etc.) - Etude du fond (ne jamais perdre de vue le fond) - Les transitions entre chaque idée/partie | - Construire le plan sur l'opposition fond/forme : chacune des parties doit impérativement contenir des deux - Suivre le déroulement du texte, raconter l'histoire, paraphraser - Ne pas commenter les citations utilisées |
Conclusion | - Dresser le bilan - Exprimer clairement ses conclusions - Elargir ses réflexions par une ouverture (lien avec une autre œuvre ? Événement historique ? etc.) | - Les conclusions de l'argumentation | - Répéter simplement ce qui a précédé |
Ici, nous détaillerons par l'italique les différents moments du développement, mais ils ne sont normalement pas à signaler. De même, il ne doit normalement pas figurer de tableaux dans votre commentaire composé. Les listes à puces sont également à éviter, tout spécialement pour l'annonce du plan.
En outre, votre commentaire ne doit pas être aussi long que celui ici, qui a pour objectif d'être exhaustif. Vous n'aurez jamais le temps d'écrire autant !
Le commentaire de l'extrait
Introduction
En 1534, Rabelais fait publier, sous le nom de Maistre Alcofribas Nasier, La vie très horrifique du grand Gargantua, père de Pantagruel, qui fait directement suite à son œuvre de 1532, Les horribles et épouvantables faits et prouesses du très renommé Pantagruel, Roi des Dipsodes, fils du grand géant Gargantua.
Œuvre polémique s’il en est, Rabelais traite sur le mode burlesque, avec son humour bien connu, les travers de sa société, en mettant en scène un géant, histoire d’amplifier à volonté ses critiques.
Dans le chapitre 14, sa satire se concentre sur l'éducation et les enseignements de son temps, que l'on désigne sous le nom de scholastique. Il s'agit des différents cours dispensés par les écoles monastiques entre le XIIème et le XVème siècle qui se soumettent à la théologie, c'est-à-dire à l'étude des textes religieux, des dogmes et de la tradition. S'inspirant d'Aristote, la scholastique relève plutôt de doctrines formalistes et dogmatiques.
Aussi, Rabelais fait se rejoindre ici le registre comique et le registre didactique pour dénoncer les faux savants et la vacuité de leur enseignement.
Annonce de la problématique
Dès lors, dans quelle mesure la réthorique de Rabelais plaide-t-elle pour une autre éducation ?
Annonce du plan
Nous verrons que cette satire s'appuie sur la dénonciation de deux impostures : les faux maîtres d'un côté, leurs faux savoirs de l'autre.

Développement
Les faux maîtres
Rabelais tourne en ridicule les figures savantes choisies par le père de Gargantua pour son éducation. Parmi elles, on trouve un sophiste, et puis à la mort de celui-ci vient, tout simplement, un idiot.
Thubal Holopherne le sophiste
Dans la première édition de Gargantua, ce chapitre 14 mettait directement en cause les théologiens. Rabelais y provoquait notamment la plus grande institution universitaire et religieuse de France : la Sorbonne. En remaniant son récit, il fait preuve de davantage de prudence et dénonce plutôt les sophistes.
Les sophistes, ce sont des philosophes de l'Antiquité que Socrate dénonçait pour les manœuvres rhétoriques : leur enseignement s'appuyait en effet sur la forme plutôt que sur le fond des choses. Mais en dénonçant ceux-ci, Rabelais ne perd pas le nord : il vise indirectement les faux savants de son époque, c'est-à-dire ces mêmes théologiens à la base de la scolastique.
Pour ce faire, Rabelais use de différents procédés stylistiques.
Il procède d'abord par opposition entre Aristote et le maître Thubal Holopherne, personnage fictif dont le nom provoque à lui seul le rire. En plus de sa consonance comique, les plus avertis y verront un sens : « Thubal » signifie « confusion » en hébreux, tandis qu'« Holopherne » est le nom d'un général assyrien tué par Judith, un personnage tiré de la Bible. Notons également que les sonorités de « Thubal » peuvent rappeler celles de « Babel », mythe de la langue confuse par excellence...
Mais le choix de ce « maître » (qualificatif mélioratif qui sert à marquer l'ironie du propos à venir) ne vient pas de Grandgousier : c'est un « on » indéfini qui l'a choisi. Autant dire qu'il s'agit d'un mauvais choix. On le juge, précisément, comme un « grand docteur sophiste », ce qui constitue un oxymore : un sophiste, en effet, ne peut être grand que dans le mensonge, puisque les sophistes sont considérés, chez les philosophes, comme des faux penseurs qui ne s'intéressent pas à la vérité des choses.
Rabelais use enfin d'une opposition laconique pour dénoncer l'hypocrisie autant que la mauvaise moralité du professeur. Car s'il s'agit supposément d'un « excellent précepteur », il meurt néanmoins de la « vérole », autre nom pour la syphilis, qui est... une maladie sexuellement transmissible.
Maître Jobelin Bridé, l'idiot
Le précepteur suivant semble être désigné depuis le même anonymat, puisque la formule introductive est impersonnelle : « Après, il eut ... ». Et pour cause : ce précepteur-là se révèle être encore plus mauvais que le premier.
L'auteur le désigne d'emblée comme étant dépassé, avec un savoir plus du tout d'actualité, en utilisant l'association « vieux tousseux », ce qui est manifestement péjoratif.
Du reste, son nom doit encore provoquer le rire : si le premier était confus en hébreu, « Jobelin » est un mot que l'on utilisait littéralement pour parler d'un jeune jobard, c'est-à-dire d'une personne simple d'esprit. En outre, l'adjectif « bridé » vient s'y coller, pour une nouvelle qualification explicite : ce précepteur a l'esprit limité.

Transition
Les précepteurs ne sont pas seulement mauvais ; ils enseignent des savoirs qui sont eux-mêmes sans intérêt, voire tout aussi mauvais qu'eux.
Les faux savoirs
Les différents savoirs inculqués sont tournés en ridicule à travers un lexique spécifique et l'utilisation de l'onomastique.
Le labeur de l'élève
Rabelais s'amuse en peignant Gargantua comme un élève studieux et volontaire :
- il convoque le champ lexical de l'école : « apprit », « alphabet », « écrire », « livres », « écritoire », « encre », « plumier », « épreuve », « lecture »
- il détaille les différents temps d'apprentissage : « cinq ans et trois mois », « treize ans, six mois et deux semaines », « dix-huit ans et onze mois », « seize ans et deux mois », pour une durée totale de 53 ans !
Mais l'ironie de l'auteur n'est-elle pas manifeste ? Il s'agit toujours d'hyperboles, comme cet « encrier, qui jaugeait un tonneau du commerce » et « était pendu par de grosses chaînes de fer » : Rabelais exagère à outrance la description attendue pour les apprentissages de l'élève, afin de tourner ledit apprentissage en ridicule.
Pourquoi ? Parce que ce savoir est inutile.
Un savoir inutile
Rabelais use de nombreuses figures de style pour dévoiler le vide des enseignements dispensés par les deux précepteurs idiots :
- Des antiphrases : « qui lui apprit si bien son abécédaire qu'il le récitait par cœur, à l'envers », « Il connaissait si bien l'ouvrage que, mis au pied du mur, il le restituait par cœur, à l'envers », qui viennent souligner l'absurdité résultant d'un investissement scolaire aveugle et aveuglé. Notons que l'apprentissage par cœur ne nécessite aucune réflexion et que l'expression « à rebours » suggère que le savoir, une fois appris, se désapprend.
- Des énumérations, qui se concentrent sur des œuvres déjà surannées en son temps : « Donat, le Facetus, Theodolet, et Alanus ses Paraboles ». On pourra également noter la présence de titres en latin qui souligne l'objet purement formel de l'apprentissage.
- L'ironie : « Mais remarquez que dans le même temps il lui apprenait à écrire en gothique, et il copiait tous ses livres ». Gargantua qui apprend à écrire en gothique, c'est le comble de l'illisibilité !
- Des formules passives, comme « il lui lut », qui viennent figurer la position de l'élève, lui-même passif devant le savoir logorrhéique du professeur débile.
- Des hyperboles : « grosse écritoire, pesant plus de sept mille quintaux », « l'étui était aussi grand et gros que les gros piliers de Saint-Martin d'Ainay », « l'encrier, qui jaugeait un tonneau du commerce », « grosses chaînes de fer », ... Faisant rire le lecteur, elles soulignent également l'inanité de ses activités éducatives, dans lesquelles prime toujours la forme plutôt que le fond.

Mais le lecteur averti s'amusera davantage encore de l'onomastique (= science qui étudie les noms propres) convoquée pour la désignation d'ouvrages fictifs, au milieu d'ouvrages véritables : Modes de signifier avertit sur la liste qui arrive : « Heurtebise, de Faquin, de Tropdetout, de Galehaut, de Jean le Veau, de Bonarien, Brelingandus ». Il s'agit là d'ouvrages trompeurs (« faquin » veut dire « escroc ») ou d'œuvres inutiles (« Bise » comme le vent, Tropdetout, Bonarien).
Le comble de l'insignifiance sera atteint avec le second précepteur : Sénèque est mis face à Comment se tenir à table, et Gargantua finira son apprentissage avec Dors en paix pour les fêtes. Rabelais n'hésite pas à qualifier tout ça de « farine », jouant sur la volatilité de l'ingrédient, et son caractère étouffant. Il finit, plein d'ironie, avec une dernière antiphrase :
À la lecture des susdits ouvrages, il devint tellement sage que jamais plus nous n'en avons enfourné de pareils.
Par là, il file la métaphore de la farine et interpelle son lecteur (voire même l'humanité) avec le pronom personnel « nous » : Gargantua lui-même serait devenu un « pain », étant transformé en farine, à force d'apprentissage, et il est devenu par là le meilleur d'entre nous.
Conclusion
Rabelais dénonce donc une scolastique à la méthode autant qu'aux savoirs démodés. Pour ce faire, il utilise ce qu'il sait faire de mieux, à savoir faire rire.
En mettant en avant des clercs à l'enseignement pompeux et aux manières ridicules, il plaide en même temps pour une réforme profonde de l'apprentissage. Les « vieux tousseux » et leurs manuels de latin doivent aller au diable : place aux langues vernaculaires et aux savoirs fondamentaux !
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